L’Afrique, une priorité européenne
Par Mario Pezzini (Directeur du Centre de Développement de l’OCDE) et Romano Prodi (Ancien Président de la Commission Européenne et ancien Envoyé Spécial des Nations Unies pour le Sahel) – Le Monde.fr – 14.10.2014
Quel regard l’Europe doit-elle porter sur l’Afrique ? Un jour les gros titres sont optimistes : elle est la région du monde à la plus forte croissance, avec une classe moyenne en expansion; le lendemain, les nouvelles tragiques d’attaques terroristes à grande échelle et de pandémie incontrôlée peignent un tableau autrement plus sombre.
Ce sont les deux faces d’une seule réalité en rapide évolution, qu’il nous faut comprendre pour pouvoir y répondre.
Grâce à la demande mondiale pour ses matières premières, à son dynamisme démographique et aux demandes croissantes de sa classe moyenne, le continent s’enrichit depuis le début des années 2000 au rythme annuel moyen de 5,1 %. C’est deux fois plus que la décennie précédente et trois fois plus que les pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) depuis dix ans.
Les nations productrices de pétrole sont les premières à profiter de ce contexte favorable : quarante ans après son indépendance, l’Angola est ainsi en position de proposer son aide à l’ancienne puissance coloniale, le Portugal, affaibli par la crise économique. Mais d’autres pays moins dotés de matières premières, comme l’Éthiopie, voient également leur situation s’améliorer. La nouvelle fortune du continent est largement due à la réémergence de la Chine depuis trois décennies, qui a porté 83 pays en développement à des taux de croissance par habitant au moins deux fois supérieurs à ceux des pays de l’OCDE.
UNE CROISSANCE PLUS FORTE, PLUS INCLUSIVE
Toutefois, si on peut saluer la meilleure performance de l’Afrique, on aurait tort de s’en satisfaire : c’est d’une croissance plus forte, plus inclusive et durable qu’elle a besoin. En effet, parties de niveaux de revenus très bas, la plupart des économies africaines progressent à un rythme bien en deçà des trente ans de croissance à 10 % que la Chine vient de connaître. Leurs taux d’épargne restent très inférieurs à ceux des économies d’Asie au moment de leur décollage, et nombreuses sont celles qui dépendent encore beaucoup des flux financiers extérieurs.
Par ailleurs, la croissance de l’Afrique crée encore trop peu d’emplois. Ainsi à la veille de la révolution tunisienne de janvier 2011, tous les indicateurs économiques étaient au vert; aucun n’a su capter la frustration d’une population éprise de liberté, et surtout celle des jeunes diplômés chômeurs, exclus de la croissance. Sur l’ensemble du continent, moins de 10 % des jeunes ont un emploi décent, les autres s’occupent dans le secteur dit informel, ou travaillent sans rémunération dans l’exploitation familiale.
Les institutions du continent, au premier rang desquelles l’Union africaine, ont posé le bon diagnostic : la croissance actuelle ne suffit pas, c’est d’une transformation économique et sociale qu’a besoin l’Afrique. Celle-ci ne découlera pas naturellement de l’épisode de croissance en cours. Des stratégies et politiques publiques seront nécessaires pour encourager la diversification économique, renforcer la compétitivité et promouvoir des activités plus créatrices d’emploi et de valeur sur le sol africain.
DIVERSIFICATION DE L’INDUSTRIE
Les gouvernements mettent graduellement en place ces stratégies, dans lesquelles les ressources naturelles considérables du continent ont un rôle essentiel à jouer. Or il y a encore beaucoup à faire : en moyenne on dépense dans la recherche de ces ressources minières africaines treize fois moins par km2 qu’au Canada, en Australie ou au Chili.
Par ailleurs, l’exploitation de ces ressources et les revenus qu’elles génèrent doivent servir à enclencher une diversification de son industrie et de ses exportations. Là encore les défis sont considérables notamment du fait de la petite taille et de la fragmentation des marchés internes des nombreux pays africains.
On peut applaudir l’envolée du commerce africain – multiplié par plus de 4 en 10 ans – mais sa participation aux échanges mondiaux de biens intermédiaires, un bon indicateur de la capacité d’un pays à capter les bénéfices du commerce international et de chaînes mondiales de valeur, dépasse à peine les 2 %. L’Afrique demeure largement un pourvoyeur de matières premières, destinées à être valorisées en Asie ou dans les pays de l’OCDE.
Enfin, la richesse économique naissante ne fait pas automatiquement le bien-être de la population. La mise en place d’institutions stables et efficientes, à même de garantir la paix et la prospérité, est un processus de longue haleine. Ainsi l’offre de services publics – santé, éducation, sécurité, justice, etc.- ne suit pas les courbes de croissance, pas plus en Afrique qu’ailleurs. L’incapacité des pays touchés par la crise sanitaire d’Ebola à y faire face – dont la Sierra Leone qui selon de récentes prédictions devait connaître une croissance à deux chiffres en 2015 – en est une illustration. On aurait tort de n’y voir que l’effet de la mauvaise gouvernance et des détournements de fond. Ceux-là existent, mais même quand les efforts sont sincères, les progrès ne peuvent qu’être lents.
Les impôts collectés par les États africains, qui doivent financer ces services publics, proviennent dans de nombreux cas principalement des royalties versées par les entreprises multinationales des secteurs énergétiques, agricoles et miniers. Quant à la fiscalité des entreprises locales, elle étrangle trop souvent les PME, tandis que de trop nombreuses et importantes transactions « informelles » échappent à l’impôt. Ce n’est pas la base solide d’un contrat social entre État et citoyens.
La transformation économique doit enrichir les entreprises, les travailleurs et les consommateurs africains afin qu’ils deviennent, grâce à une taxation juste et des politiques publiques efficaces, les premiers pourvoyeurs de leur bien-être.
L’Europe ne peut se contenter d’espérer ces changements. Elle doit puiser dans ses ressources financières, humaines et technologiques pour adapter sa capacité de coopération à la nouvelle donne stratégique et géopolitique africaine. Plus que d’aide financière, c’est du partage d’expérience, de technologie et de savoirs qu’il est besoin. L’Europe quant à elle doit assumer sa solidarité avec le projet de transformation du continent: l’Afrique est bien trop proche de nous pour être considérée comme une affaire étrangère.